Et nous sommes magnifiques ! (Série noire)

 

Si à la fin de cet article, vous vous exclamez que vous êtes magnifiques, soit vous êtes noirs, soit vous êtes devenus une aurore boréale. La preuve par l'art vidéo.

La vidéo la plus époustouflante que j’ai pu voir ces derniers temps est sans aucun doute The Devil, de Jean-Gabriel Périot (2012, 7mn). Le procédé : un montage d’archives de manifestations, de répressions policières, d’actes racistes et de meetings politiques à caractère insurrectionnel. Cela se passe aux Etats-Unis. Les protagonistes sont les fameux Blacks Panthers, mouvement révolutionnaire afro-américain formé en 1966 par Bobby Seale et Huey P. Newton. Le film confronte les propos radicaux des militants noirs à la violence policière et celle des racistes de tous poils (blancs). Il pourrait en résulter un renvoi dos-à-dos des protagonistes. Ce serait sans compter sur la pertinence du réalisateur qui ne se laisse pas prendre aux pièges du consensus ambiant. D'abord, il y a cette phrase (par laquelle débute le film) qui pourrait sortir de la bouche de tous les peuples sous domination et dont on entend parler que lorsqu'ils sont massacrés ou quand ils se révoltent (souvent affublés du titre déshonorifique de « terroristes ») : « Vous ne savait pas qui nous sommes ».

Puis il y a cette séquence où une jeune Black Panther explique qu’elle combattra bientôt avec son bébé sur un bras et un fusil de l'autre. En ligne de mire de la lutte : la vraie vie.

Enfin, il y a le point culminant du film, après quoi y'a plus rien à ajouter : tout est dit, et dramatiquement joyeux. Des paroles qui caressent à rebrousse-poil la bonne conscience des humanistes blancs sont violemment proférées. Elles insistent sur le caractère inhumain des Blancs (des « porcs »). Là, le film pourrait se briser si l’n se méprenait à considérer les propos des Panthers au premier degré, c'est-à-dire strictement communautaristes. Mais soudain, un orateur s'enflamme en décrivant le visage des noirs : lèvres épaisses, nez épaté, cheveux crépus… Il conclut par un « Et nous sommes magnifiques » inlassablement et euphoriquement repris par la foule... Le film n'est alors plus en noir et blanc (malgré les apparences). Il est haut en couleurs. Le noir s'affirme comme la couleur magnifique de tous ceux qui résistent pour préserver leur dignité coûte que coûte.

Magnifique furent tous les peuples arabes quand ils chassèrent au printemps 2011 leur tyrans sans peser le pour ou le contre, sans calculer si les données objectives leur offraient une chance de réussite. C'est ainsi que seront les films des temps nouveaux. Ils seront réalisés par des femmes et des hommes magnifiques. Ils rendront magnifiques ceux qu'ils regardent. Nous n'avons plus besoin d’œuvres robotisés par les normes du marché. Nous avons besoin d'un univers artistique qui ressemble à une constellation (lumières configurées parsemant la nuit), caractérisée par une structure lacunaire. Dans ce type de configurations, les vides comptent tout autant que les pleins parce qu'ils assurent la mobilité de l'ensemble. Dans le domaine du son, le vide et le plein, cela peut vouloir dire chanter sans prononcer uns seul mot, comme dans cette fantaisie pour chœur à bouche fermée du compositeur Alain Jehan Ariste (1935).

Un peuple qui résiste mérite autre chose que de la pitié. C'est pour cela que les Black Panthers ne cherchent pas à se faire aimer. Ils ont autre chose à faire que de sauver la bonne conscience des Blancs, fussent-ils de gauche. Les vidéos dont j'ai parlé ici pourrait se résumer ainsi : pour ne pas être mis entre parenthèse, il faut se mettre en danger. « Without Red » car le danger n’est pas le suicide pour autant. Les snipers du libéralisme ratent rarement leur cible. Résister, c’est transformer en aurore boréale. Non pas pour faire toute la lumière sur les affaires du monde (laissons cela aux documentaristes et aux policiers), mais pour être lumières dans l'obscurité. Vous connaissez cela, c'est exactement ce qui se passe quand deux corps s’aiment la nuit dans un lit. La peau prend la relais des yeux. De là doit venir l’expression « embrasser du regard ».

Dans un cinéma, le drap est au garde-à-vous devant des spectateurs qui applaudissent le défilé des acteurs, des paysages et des histoires à dormir debout. A la guerre comme à la guerre, le cinéma va finir par mourir. Les films qui résistent sont tournés dans les draps froissés des lits où s’ébattent, se battent, se débattent, les corps passionnés et passionnants. Films-maquisards, réalisés par des filles et des gars qui ont mal tourné. Bref, immoraux.

Ce dernier mot m’offre l'occasion de citer LE grand maître de la critique cinématographique et télévisuelle, Serge Daney. Il disait de Chabrol ce qui vaut pour parler des Black Panthers de The Devil de Jean Gabriel Périot, et que tout réalisateur devrait méditer avant de faire un film : « L’immoralisme apparent de Chabrol renvoie-t-il à une autre morale  notre moral, et si oui, laquelle ? »

La réponse ne pourra être que magnifique !

 

Marc Mercier
Bref magazine, octobre 2012